Sauvons les salles !
Le jeudi 20 mai 2021 – Ah ! Enfin la réouverture des cinémas ! Ces longs mois sans mes escapades hebdomadaires en salles obscures m’ont fait l’effet d’un chemin de croix et autant Marcellin que moi-même avons hâte de retourner au cinéma pour découvrir les superbes sorties de cette année !
Mais qu’en est-il des autres ? Après tout, pourquoi les Français retourneraient-ils en salles après avoir pris l’habitude de se mater le dernier Marvel sur leur canapé ? La projection au cinéma vaut-elle encore le déplacement et le prix du billet quand autant de films sont accessibles en ligne ?
Medium is the message
C’est une guéguerre qui anime les milieux cinéphiles depuis des années, entre débats de Youtubers par vidéos interposées ou battles de citations de réalisateurs (genre celle de David Lynch) : Peut-on regarder un film sur son smartphone ?
La réponse de Jean-Dylan Premier Degré est on ne peut plus simple : « Bah oui je peux regarder un film sur mon tél connasse ». Merci Jean-Dylan. Mais la question n’interroge pas tant la faisabilité du procédé que sa pertinence. Peut-on vraiment apprécier une œuvre à sa juste valeur quand on la découvre sur un écran de téléphone ?
Bien sûr, il n’y a pas de règle ici, chacun fait comme il souhaite en fonction de ses préférences et de ses contraintes, mais il est des avantages que seule la salle de cinéma peut offrir.
Si la qualité d’un long-métrage ne dépend pas de son média, la salle en donne néanmoins pleinement la mesure, car c’est un lieu qui lui est exclusivement dédié et qui participe à l’expérience de l’œuvre. Le média en lui-même induit l’intention et exige l’attention du spectateur, déjà parce que Jean-Dylan a dû bouger son cul de son canapé pour s’y rendre, ce qui le rend de facto plus « acteur » que passif. De même, les conditions de la séance, dans le noir, avec une haute qualité de son et d’image et les portables éteints, sans autre distraction que le bruit de Jean-Dylan mangeant ses popcorns – et encore, c’est temporaire – favorisent l’immersion.
Une immersion également liée à l’ambiance du lieu, qui influe plus ou moins consciemment sur notre appréciation de l’œuvre. Tous ceux ayant participé à une avant-première ou à une projection entre fans le savent : l’ambiance de la salle peut porter l’expérience du film au-delà de ses qualités objectives ou bien en accentuer les défauts. De même, les conditions du cinéma peuvent amplifier les émotions ressenties – un film d’horreur est tout de suite moins flippant si on peut le mettre sur pause et allumer les lumières – quand le spectaculaire ne l’est jamais autant que sur un grand-écran. Car à l’instar du théâtre ou de l’opéra, le film projeté en salle dépasse son statut d’œuvre pour se donner en spectacle, faire le show le temps d’une représentation qui est réfléchie et anticipée comme telle par ses auteurs.
De fait, on oublie assez souvent que, dès sa conception, un film, comme n’importe quelle œuvre artistique, est pensé pour un support, induisant un format et un média pour le véhiculer. Tout comme le peintre va choisir la matière de sa toile, sa dimension, le type de peinture et la palette de couleur, le réalisateur pense lui aussi son long-métrage en grain d’image, en format, en photographie et en colorimétrie selon ce qu’il souhaite lui faire dire, au-delà des dialogues et de l’action. C’est la fameuse règle du « show don’t tell ».
C’est pourquoi les réalisateurs ont autant une démarche d’auteur que de technicien et qu’ils réfléchissent aussi leurs créations sous le prisme de leur destination, selon l’envergure qu’ils souhaitent leurs donner, le niveau de détails qu’ils leurs apportent, leurs dimensions spectaculaires ou contemplatives. Tout comme un chef de restaurant étoilé donne des conseils de dégustation à ses clients, d’aucun pense que pour réellement vivre un film, il faut respecter cette vision. Si dans les faits, ça n’est pas indispensable et pas toujours faisable, on peut néanmoins convenir que quand l’image est belle, elle mérite de s’épanouir sur le plus large support possible et que le spectateur mérite lui aussi de profiter pleinement de cette expérience.
Expérience ou consommation ?
Car c’est bien la différence majeure entre les salles et tous les autres médias. Le cinéma propose une expérience quand les autres solutions s’approchent davantage de la consommation.
Qu’on le veuille ou non, notre attention est plus fragmentée sur un téléphone, un ordinateur ou une télévision. D’une part, parce que ces supports laissent la liberté de faire autre chose en même temps, mais aussi à cause des interruptions quasi-inévitables des notifications, des messages, de la sonnerie du four ou la porte ou encore de l’incontournable publicité (pop-up de merde !).
Pour autant, il n’y a rien de mal à « consommer » de la fiction. C’est la liberté du bing watching et des plateformes de streaming. Nous ne pouvons exiger que tous les films et séries révolutionnent notre univers chaque semaine, ça serait usant. Les grandes expériences ne le sont qu’en comparaison de celles de moindre envergure. Certains formats et sujets appellent à être plus consommés que vécus et en deviennent jouissifs pour cette raison, car ils nous demandent moins d’attention, moins de concentration, moins d’effort. La simplicité a du bon aussi, selon le contexte. Mais dans le cadre des nouvelles sorties, d’autres paramètres que notre propre confort sont à prendre en compte.
Tout le monde veut la peau du Cinéma
Sans faire de politique – bon en vrai, ça nous arrive (#César2020) – chacun sait que le secteur de la culture tout entier prend cher dans son cul sa tronche depuis plus d’un an. S’il nous ne nous appartient pas de juger de la pertinence de la fermeture de ses espaces, on comprend aussi qu’ils soient nombreux à grincer des dents quand l’institut Pasteur annonce un taux d’infection de 0,46% dans les salles de ciné. D’autant plus quand la culture se retrouve qualifiée de « pas essentielle »…
Alors, excusez-moi de vous demander pardon, mais déjà, ça dépend pour qui, parce qu’au-delà des considérations propres à chacun, elle est essentielle ne serait-ce que pour l’intermittent du spectacle qui en vit. Certes, dans le cadre d’une crise comme la nôtre, il est logique que la culture ne soit pas « prioritaire » sur la santé du public ; mais si l’urgence absolue d’un homme perdu dans le désert est de trouver de l’eau, chercher de l’ombre n’en est pas pour autant moins « essentiel » !
C’est une subtilité que la politique semble avoir négligée et qui explique en partie la désastreuse gestion de la crise sur le secteur, entre indécision et manque de communication. Ainsi, en plus de la perte d’exploitation, les espaces culturels ont dépensé des millions en communication pour une réouverture annoncée en janvier qui n’aura jamais eu lieu. Ajouté à cela le jeu des networks internationaux qui en diffusant leurs nouveaux films en ligne passent outre la chronologie des médias, privant les salles de leurs hypothétiques revenus, et c’est le financement même de la création qui risque d’en pâtir.
Car le CNC qui sponsorise une bonne partie de la production française le fait en taxant le ticket de cinéma, inclus dans le prix de l’entrée. C’est un cercle vertueux : plus les salles font d’entrées, plus l’organisme aura d’argent à redistribuer pour la production. C’est pourquoi le succès d’un film aussi « clivant » (j’essaye d’être respectueuse) que Les Tuches est important car il profite à la création de projets plus indépendants, à la diversité, l’audace et l’originalité d’un certain cinéma. Des recettes qui cette année seront amputées de celles des gros blockbusters de Warner et Disney, pour ne citer qu’eux, qui ont préféré diffuser leurs nouveaux films en ligne. Le risque ici est donc de se confronter à un appauvrissement de la création au profit de la rentabilité assurée.
À la rescousse d’une Industrie pour sauver l’Art !
Alors, oui, il faut retourner dans les salles !
C’est un appel, une demande, une plaidoirie, une supplique : Ne laissons pas mourir les cinémas car c’est tout en pan de sa création qui se trouve menacé ! L’affluence en salle d’aujourd’hui déterminera l’ambition du 7ème Art de demain. Des films comme Dune ou Kaamelott ont demandé un énorme investissement et s’ils ne cartonnent pas en salles, c’est la mort assurée de leurs potentielles suites et de tout autre projet de la même envergure. L’industrie connaît l’une des plus graves crises de son existence et elle devra revoir sa copie pour ajuster son fonctionnement, notamment la chronologie des médias dont les délais ne sont plus adaptés à la consommation, mais pour en garantir la créativité, nous n’avons qu’une seule chose à faire : Allons au cinéma ! En combinaison intégrale, après un bain de gel hydroalcoolique, protégé par le vaccin ou par une triple couche de masques et de gants, en faisant simplement attention, comme vous le voulez… Mais allons-y !
par Eugénie