Break the silence !
15 ans que les aventures de Meredith Grey occupent le petit écran ! Cette année, Grey’s Anatomy a dépassé en volume sa non moins illustre ainée, Urgences, pour devenir le plus long drama médical de l’histoire de la TV. Certes, les années ont usé sa capacité à nous surprendre, le drama tuant le drama. De fait, l’accumulation de catastrophes et de tragédies frappant régulièrement le Seattle Grace/Mercy West/Grey-Sloan Memorial Hospital a depuis longtemps passé la barre du surnaturel, à croire qu’en plus du mauvais temps, c’est un microclimat de poisse qui règne sur Seattle. Et pourtant, le show de Shonda Rhimes réussit encore à montrer sa pertinence avec quelques éclairs de génie.
Le neo soap opera
Il faut dire que, malgré ses défauts de plus en plus nombreux, la série ne manque pas d’atouts. Car Grey’s Anatomy est avant tout la réinvention d’un genre ! Si le contexte médical n’était pas nouveau, il permettait de donner des enjeux plus concrets que les problèmes des héritiers, ainsi que davantage de crédibilité au drame. En modernisant des codes bien connus du grand public avec une mise en scène plus réaliste, des acteurs nettement meilleurs que la moyenne et des thématiques plus actuelles, elle a créé l’archétype du neo soap opera qui sera repris par toute une flopée de shows des années 2000.
Mais le succès de Grey’s Anatomy sur le long terme s’explique aussi par son timing. Née en 2005, elle était l’un des piliers du renouveau des séries de l’époque, avant que les networks et des services online ne remanient complètement notre consommation du divertissement. Pourtant, loin de tuer le show, les services de replay et de streaming ont permis à une audience plus jeune de rattraper leur retard et à la série d’accueillir un public sans cesse renouvelé.
Public qui ne s’est pas trompée sur la qualité des premières saisons, l’un des points forts de Shonda Rhimes étant sa capacité à créer d’excellents personnages, imparfaits, attachants et surtout, des dialogues croustillants. La plume de Rhimes est aussi mordante qu’hilarante. Et si certaines de ces qualités se sont étiolées en 15 ans, usées par les tours de passe-passe, les débuts de Meredith and Co restent toujours aussi savoureux, notamment via les nombreuses discussions et quiproquos autour du sexe qui n’étaient pas sans s’inspirer de Sex and the City, y compris dans son approche narrative (la voix off de l’héroïne qui introduit et conclut chaque épisode).
Du cul, de l’amour et du drame, voilà la recette du succès de Grey’s Anatomy. De fait, elle a souvent réussi à nous faire pleurer, parfois même un peu trop. C’est peut-être cet aspect « tire-larme » qui lui a collé une étiquette mélodramatique – à juste titre – mais elle a aussi su créer de beaux moments de télévision, choquants, émouvants et instamment cultes. Le show a dès lors eu ce côté « doudou », d’une série légère tant dans le rire que la tristesse, car il est parfois bon de pleurer, surtout pour quelque chose d’aussi dérisoire que de la fiction…
Un engagement sur le long terme
Malgré les nombreux départs de personnages (il n’en reste plus que 4 du casting original), la longévité de Grey’s lui permet désormais de s’assurer une audience toujours convenable. Mais loin de se reposer sur ses acquis, la série cherche régulièrement à se challenger en proposant des formats différents (épisode chanté, façon docu-fiction etc.) ou en abordant des sujets sociaux !
Lentement mais surement, le show de Shonda Rhimes a intégré de plus en plus de revendication, en imposant très tôt une ouverture franche sur la représentation de la communauté LGBT et d’autres minorités. Ainsi, plusieurs des épisodes dénoncent les manquements de la société américaine, des erreurs policières découlant des préjugés raciaux, de la méconnaissance des maladies mentales (telles que les TOC), de l’ignorance et des stéréotypes sur la crise cardiaque chez les femmes, du harcèlement sexuelle mais aussi, plus récemment, de la politique d’immigration répressive de Donal Trump.
En fin de compte, Grey’s Anatomy c’est un peu « La diversité pour les nuls », qui sait être pédagogique pour aborder des thèmes graves sans tomber dans la démagogie. Et l’un de ses chevaux de bataille de prédilection, c’est bien la cause féministe ! Jamais en quinze ans, les femmes ne furent reléguées au second plan, à tel point qu’aujourd’hui, la majorité des services du Grey-Sloan sont gérés par elles.
Silent all these Year
Dans la continuité de cette tradition, l’épisode 19 de la saison 15 nous a pourtant pris de cours par son audace, sa brutalité et son réalisme. Le scénario voit l’arrivée à l’hôpital d’une femme, Abby, en état de choc suite à une agression sexuelle. Son histoire faisant écho à celle d’un des personnages principaux, va permettre de lever le voile sur bon nombre des insuffisances du système.
Intitulé Silent all these Years, l’épisode constitue un cas d’école en abordant de façon crue la prise en charge médicale et humaine d’une victime de viol. Rien n’est laissé au hasard, le choc, la douleur, la honte, le terrassant sentiment de culpabilité et la peur qui en découle de ne pas être prise au sérieux car après tout, elle avait bu… elle portait une jupe… elle s’était disputée avec son mari… puis qui garantit réellement la justice à une femme noire dans l’Amérique d’aujourd’hui ?
Vient alors le temps du dialogue pour tenter de convaincre la patiente d’accepter un « kit post-viol », ensemble de prélèvements et de photos pour relever les traces d’une agression et apporter des preuves essentielles en cas de procès, même des années après les faits. Par son discours poignant, Jo, le médecin d’Abby, l’encourage (sans la forcer) et l’aide à reprendre possession de son corps et de sa vie, en se donnant simplement un choix pour l’avenir. Les images sont à vif, choquantes et tout d’un coup incroyablement fortes et belles :
Terrifiée par le regard des hommes sur elle, Abby, qui doit se faire opérer suite à ses blessures, refuse d’être emmenée au bloc. Une haie d’honneur composée des membres exclusivement féminins du corps hospitalier s’agence alors sur son passage dans les couloirs en une flamboyante image de sororité ! Sans une once de pitié, chirurgiennes, infirmières et aides-soignantes se réunissent pour la soutenir moralement et physiquement, pour tenter de soulager la douleur et laver la honte, même quelques minutes.
La série conclut son épisode par une approche pédagogique en proposant un bel échange sur le consentement entre un père et son fils. Si la scène peut paraître anodine au regard des autres, elle résume pourtant le mieux l’essence de l’engagement de Grey’s Anatomy. Elle n’a jamais été une figure de proue des combats sociaux, jamais eu pour ambition de choquer son audience pour la faire réagir mais elle a participé à sa façon. La série a su, au fil des ans, créer un espace de dialogue et imposer une liberté de discours et d’écoute. Ses combats, elle les aborde avec bienveillance, par un gros travail de vulgarisation et démocratisation qui, n’en déplaise aux cyniques, n’a rien d’opportuniste. Car au final, c’est le long terme qui fait naitre les progrès durables… En quinze, Grey’s Anatomy aura certes perdu beaucoup de ses qualités récréatives, mais sa voix n’aura jamais eu autant de portée.
par Eugénie